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vendredi 3 janvier 2014

La Privation - seconde partie




Avec un peu de retard, toute l'équipe du Sous Espace Sale vous souhaite une heureuse année 2014 et vous offre, comme promis, la suite de notre feuilleton. 






La privation (2)



Je me réveille. Voilà l’origine de mes certitudes. A poil, dans la brume ouatée du vomi de quelqu'un d'autre, muni en tout et pour tout d'un caleçon de lin que je n'avais pas lorsque je suis arrivé dans cette maison. La tête en mode presque. Ambiance fin du monde. Lancinantes stridences en mode mineur, quelques notes sur la portée.
Qu'est-ce qui s'est passé? Coma éthylique, fatigue accumulée, je ne savais pas dans quel désordre j'avais mis les pieds. Il y a un canapé, une fenêtre aux volets fermés, un miroir et un hétéroclisme en vrac de trucs et d'autres, de la gnôle, des porte-jarretelles sur une patère chrome & ivoire, des masques vaudou récoltés dans plusieurs fêtes foraines, des affiches publicitaires parmi des jetons de casino, des photographies cornées d’événements datant des années cinquante, des colonnes de livres soutenant un plafond lézardé et gonflé d'humidité, un piano étirant ses touches pour atteindre la frange de lumière coulée des persiennes, un bras de mannequin vert olive, des photocopies de cours de sociologie éparpillées au hasard d'un vent sournois qui se faufilait par les fissures des murs en produisant un bourdonnement sourd et persistant. Des cendriers déversaient leur trop-plein sur les tapis grand siècle importés de Chine. Quelqu'un(e) avait écrit au gloss sur le miroir,

Chez Sofian, la fête entrait dans sa quarantième heure et sans aucune transition les lettres dansaient une sarabande frénétique devant mes yeux incrédules. Rouge puis rose pâle, elle changeaient de couleur comme d'angle, de perspective, de position et de coordonnées spatiales avec la simplicité ironique du sourire d'un chat suspendu dans les airs. La ligne s'est transformée en caractères mandarins souriants qui sautillaient une gigue endiablée. Une phrase de mon professeur de physique revenait régulièrement – les mathématiques sont une expression de la volonté de vivre. Les aborigènes se connectent à la trame de l'espace-temps en surfant sur des équations d'une élégante simplicité. Les hommes de la Renaissance truffent leurs tableaux de références cryptées, les élaborations de pointe de leurs contemporains. Des particules de poussière dans le vide. Des souvenirs sur des bouts de papier, tu leur dois le respect, la nostalgie et la tristesse légère des jours enfuis – surtout si tu ignores à qui appartient la mémoire fixe de ces gens. En 1610, François Ravaillac assassine Henri IV en espérant sauver la religion catholique – le roi condense la pulsation du cœur de Dieu. En 1461, la flamme consume François Villon qui écrit la création comme cause collective, la défense des réfractaires et des réprouvés, l'esprit gourmand du monde distillant sa sève dans le chaos rigide des apocalypses. L'apparition du livre imprimé se produit en Chine, bien avant la machine de Gutenberg : il existe un extrait du Sûtra de diamant imprimé en xylographie par Wang Jie en 868, la première forme virale de contamination par la connaissance. Et tout se floutait, la conscience dessinait des arbres nus aux branches infinies ondulant comme de la musique, aux travers de larges espaces sans couleur. Hieronymus van Aken achève en 1505 Le jardin des délices, triptyque que l'on peut méditer au musée du Prado – je voyais là la consécration, l'esprit un et indivis sur la terre comme au ciel. Une réunion des principes accouchant de résultats fiers et droits, la vision établie d'un univers aux paramètres ingérés, clairement heureux, l'absolue perfection de la forme. Les bandes armées de révolutionnaires allemands ne cherchaient rien d'autre, ne circoncisaient leur rêve que pour mieux en ignorer le prépuce isolé, la preuve indubitable, l'immortalité de l'âme. Ainsi les rigorismes de Robespierre, la raison sans chair ni sang et l'angélisme mortel de Louis-Antoine Saint-Just, la vertu, la nation, l'armée. Le jeu des oppositions dynamiques, la théorie des contraires. Tout indique que l'anti-nômos est le synonyme du nômos. Je butais sur la capacité de mon esprit à ranger les informations selon un classement dont je ne comprenais pas le système de valeur.


Le jeune homme, moi, je, suivait des yeux les contours de la pièce qu'il valait mieux ne pas nommer panic room. Un riff de Creadance Clearwater Revival tournait dans l'air sous la poussière, signe que la fête n'était pas terminée. On constatait une chute minime du baromètre.

A la télévision passait un reportage son coupé sur un parc naturel africain. L'image tremblait ostensiblement. Sur d'autres chaînes, des acteurs aux costumes repassés, impeccables, récitaient des lignes de texte d'un air absent.
Sur le canapé traînaient trois types, bière à la main et incantations aux lèvres dirigées contre le président d'une société de rouages en plastique usiné qui venait de les priver de leur emploi. Pour cause d'alcoolisme, précisaient-ils à qui voulait l'entendre, suivait une description en règle de la nécessité d'altérer le champ des perceptions afin de supporter l'atteinte à la dignité que supposait le travail à la chaîne. Chacun dans cette maison semblait avoir quelque chose à reprocher à quelqu'un. Des personnes victimes de phénomènes traumatisants reviennent à la vie avec l'intention d'équilibrer la balance du bien et du mal, des auteurs dramatiques arrachés à leur table de travail se révèlent les meilleurs éléments d'une armée de papier attachée à détruire tout espoir dans le cœur des hommes, des citoyens respectables décident de devenir des gens importants et se lancent dans une carrière d'acteur, des jeunes filles pauvres projettent d'épouser un héritier issu de classe préparatoire littéraire, des universitaires notent sur des bouts de carton qu'Aristote déjà faisait du désir le moteur secret de l'univers. C'est le talent de l'homme d'études : croire qu'il y a un mystère sous chaque chose, le déchiffrer relevant de la quête existentielle. Infiniment l'esprit joue avec lui-même.
Je suis retourné dans la cuisine, à la recherche d'un pantalon correct et d'une raison à ma disparition, qui me dirait combien de temps je m'étais accordé dans cette pièce où l'essentiel des personnes présentes s'étaient débarrassées de ce qui ne leur convenait pas. S'y inclure soi-même étant une expérience étrange, je décidais que quelqu'un d'autre devait le faire, un visage que je ne connaîtrai pas. Le propriétaire du caleçon pouvait entre autres avoir des maladies, ou des démangeaisons que je ne voudrais pas partager.

- Sucer, aspirer, ce sont des dénominations concrètes de la notion abstraite de manque, discourait un étudiant enveloppé dans une serviette de bain.
- Et puis quoi encore, soupira un sédentaire de la chaise longue, natif d'Édimbourg et amateur de cigarillos.

Le nouveau venu avait l'avantage de la surprise. Dans une conversation, cela peut être aussi génial que tactiquement risqué. Tactique? Il avait réussi à attirer mon attention, et menaçait à tout moment de la perdre.
Il a passé une jambe par dessus l'accoudoir en bois du fauteuil qui le revêtait de sa nonchalante indolence avant de souligner d'un rire béat que l'assistance étant sous l'emprise de la drogue et de quelques autres substances psychotropes et hallucinogènes, il n'y avait aucun moyen de prouver que les gens qu'il voyait et les phrases qu'il entendait aient le moindre rapport avec la réalité. Fin soûl, il récrivait la pièce entière.
Toi là, désigna-t-il le nabab drapé, tu es le symbole inconscient de mes frustrations. Tu personnifies mes doutes et tu t'attelles à la lourde tâche de les exorciser mais tu t'y prends mal. Bois au goulot, mon pote, tu verras la structure derrière ta défonce.
Et il s'endormit.

Dale Joinok, le cul sur un parapet de béton, tétait une bière en frissonnant. Le baromètre accusait le coup là-dehors comme dans un souvenir de fête nationale vers cinq heures du matin, tout autour des ampoules colorées pétaient avec un bruit de micro-ondes. Soit le jour n'allait pas tarder à se lever, soit il retournait boire un coup derrière la terrasse, je voyais des couples traîner dans l'herbe par poignées jetées au vent, une poignée de couples, quelques types seuls perdus dans la brise cherchaient à retrouver leur moitié quillée. Un mec s'était mis à déplacer un pot de cyprès.
« Hé, Solal ! Si tu vas par là tu vas en foutre de partout! » brailla une voix que je ne reconnus pas. Des gens s'étaient déguisés. Une fille vêtue de sa candeur patricienne foulait la terre en dessinant des bras le mouvement des planètes tout près d'un puits décoré avec de la lavande séchée.
Je ne savais plus vraiment où j'avais mis les pieds. Petit comme Alice, grand sans malice, je me disais c'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un individu, parce que j'avais des lettres*. Je me conduisais comme un parfait imbécile, pensais-je en décapsulant une bière sortie du seau de glace. Je suis au milieu des choses comme un masque de passage, une identité jetable qui ne sait plus où se faire tamponner – en vie – sur le titre de séjour, une ristourne accordée à l'âme des autres. Elle est où, la fée des songes, l'être solaire qui a fait chuter ma lune? La joueuse d'échecs, la parleuse de tours. Les oiseaux craintifs.
Un type est arrivé dans l'ombre du porche, les mains jointes pour se réchauffer, le profil d'un Chet Baker d'occasion penché sur un coup fumant.

- Hé, les gars, ils ont installé un foutu bar à quesadillas dans le salon, devriez y jeter un coup d'œil.
- Sauf que j'ai pas envie de bouffer une saloperie mexicaine, a articulé patiemment Dale Joinok, la main vissée à la bouteille de bière. Il voulait être Montgomery Clift dans un western en noir et blanc. Il voulait que le type perçoive le poncho qui lui couvre les épaules, le .45 sur sa hanche et l'aiguille des secondes qui se rapproche de l'heure où il devra lui casser la gueule. Et j'ai pas envie de bouffer la saloperie mexicaine qu'un bâtard comme toi vient me jeter à la tronche.

Je me suis dit que j'avais manqué quelque chose, sentiment qui s'est précisé quand Joinok a empoigné le col de sa bouteille pour la jeter au front du Chet Baker de passage, lui collant un joli gnon une seconde après et bourrant le ventre mou de coups de savate endiablés. Un borborygme a surnagé de flux de râles, j'ai compris que le type avait d'un peu trop près étreint la fiancée évaporée de Dale, commentant à l'envie la suave délicatesse de la fleur tatouée au bas de ses reins, avant de tenter sa chance à l'aide d'un godet de vin rouge. Le problème étant que l'opération avait été couronnée de succès, Dale se retrouvait trahi, choqué, ivre et doté d'un solide instinct meurtrier.
Chet Baker a-t-il la plus belle âme qui soit?
Soit résoudre le logarithme indiquant où se situe l'âme dans le corps, le sésame de la glande pinéale. La folle course mathématique vers le continent vierge de la vérité, un continent terrible à imaginer, tout bornée, enclos dans sa suffisance. La plus belle âme ne soulevait que la passion que l'on éprouve pour les choses mortes, une fascination biaisée par le pouvoir spectral du passé, cela me semblait clair à présent : la plus belle âme est une sirène, un mythe déconnecté, une créature sans empathie, l'objet d'une vénération discrète et instinctive mêlée d'ironie. J'en revenais à l'intuition que tout était un problème de langage, et que le code informatique ne pouvait pas m'aider à réduire les relations interpersonnelles à un modèle objectif. En d'autres termes, je me plantais depuis un bon moment et Aubade idem. Il fallait arrêter ce jeu qui ne mènerait à rien, déchirer le règlement et se laisser porter par autre chose que la logique des nombres, décréter la fin, la solitude des grands ensembles. Ce n'est pas si facile que ça, de donner une fin à ce qu'on faisait – j'avais pris l'habitude étudiante de laisser traîner mon temps entre une heure et une autre un peu comme un ailier fait coulisser la balle vers l'attaque centrale, en la revêtant d'une nonchalance dandy forgée à la flamme du génie, rien de plus en vérité qu'une façon de fuir la proximité. J'en étais devenu un expert dans l'art de me cacher, jusqu'à ne plus vraiment en savoir la raison. J'écrivais sur la peau du monde en dilettante, pas plus d'un trait de crayon après l'autre, touchant à tout et laissant glisser l'eau du temps entre mes doigts. J'avais oublié de prendre les choses avec un minimum de simplicité pour ne plus les prendre du tout, et j'étais démuni, marchant seul dans le désert sans le savoir. Assister à la mise en ruine réglée du Chet Baker d'occasion rapatriait mon âme au triple galop, lissant tous les fragments d'hésitation avec le vernis de la décision prise. J'ai sauté sur Dale, in extremis avant qu'il ne foute sa vie en l'air pour une histoire de type bourré.
Nous ne vîmes pas le bar à quesadillas. Le type, pour une poignée de contusions et d'horions, s'en tira avec une fracture des côtes et un bras cassé.
Impossible de mettre la main sur Aubade.

La maison s'étale sur un segment géant du damier municipal en raison d'un plan d'occupation des sols archaïque et mal digéré, ce qui lui donne de loin l'aspect d'une grosse meringue posée sur un marigot. Au sommet d'une petite butte quelqu'un a planté une antique 404 avant de mettre le feu aux pneus. La voiture maintenant achève de s'éteindre dans l'aube naissante, des bruits sporadiques se font encore entendre de l'intérieur de la maison, le centre de gravité des évènements s'est concentré dans la cuisine, des groupes clairsemés s'évadent des fenêtres pour se jeter dans la piscine à la flotte irisée en reflets de flammes. Sofian est accoudé à une bibliothèque vide, les yeux dans les yeux d'une blonde déterminée à lui voler son verre de blanc, en prétextant que son amie est allergique aux pesticides et qu'elle a besoin d'une rasade de son saint breuvage français afin de conjurer les émanations venant du champ d'à côté. L'explication est trop embrouillée pour qu'il se laisse prendre, je pense en passant près d'eux, anticipation immédiatement contredite par Sofian qui se penche, enlace la fille et l'embrasse légèrement dans le cou, elle rosit de surprise puis se laisse faire. La légende de Sofian veut que ses baisers chavirent et fondent, hypothèse vérifiée. C'est fou le nombre de gens qui s'embrassent, ce soir ou ce matin.
Sans pantalon, j'ai froid aux jambes.
Une odeur de grec-frites sort de l'entrebâillement de la porte des toilettes, personne. Un manuel d'épistémologie mathématique photocopié traîne avec un balai dans un coin des chiottes, je le ramasse perplexe avant de comprendre qu'il s'agit peut-être d'un signe. Cherche et tu trouveras, dit la Bible quelque part. La religion agit avec une pression modulée sur une zone abstraite du néocortex, stimulant l'individualisme héroïque et la crainte paranoïaque des autres mondes, me dicte en retour mon instinct de survie.
J'avance vers la lumière mais il me manque encore quelques pas pour l'atteindre. Ça prend la forme d'un tunnel organique qui pulse doucement dans une clarté lunaire extrêmement pâle, le reflet d'un reflet d'une ampoule mouillée par la brume. J'ai toujours associé la lumière à la vérité, une pensée-mantra dans les moments où il fait plus sombre que dans la tête; l'excitation d'un phare surpris du coin de l'œil par un marin dans une mer déchaînée, de Sinbad à la vue de l'île de l'Oiseau-Roc en quelque sorte. Je cherchais un sens à l'existence en creusant dans le trip mystique, j'ignorais ce que cela pourrait me rapporter sinon des démangeaisons et des pustules à l'âme. Autant regarder Lost en DVD en grignotant des sandwiches au poulet.
Je suis retourné à l'intérieur, dans une chambre qui servait de penderie. Entre les manteaux, les pulls et les écharpes, j'ai trouvé un baggy à ma taille dans un sac de voyage, parmi des exemplaires de magazines porno, un tas de chargeurs de téléphones portables et une camelote de dealer occasionnel.
Nouvellement affûté, je me suis mis en quête d'un visage connu à qui je pourrais demander ce qui se passait exactement dans cette maison. Décision plus facile à prendre qu'à réaliser.
Une jeune nymphe qui passait par là, un verre de champagne au bout de ses doigts alanguis, s'adossa au mur du couloir pour me laisser le chemin.

- La dernière fois que j'ai vu un mec qui tirait une tronche comme ça, il allait à une soirée Coca-pizza. Tu en as vu une dans le coin récemment?
- Pas la moindre. Personnellement, j'ai rien contre les soirées comme ça.
- T'es un de ces types qui joue à la Wii jusqu'à ce que le jour se lève, sourit-elle d'un air mutin.
- Encore moins que toi. Et ça fait un bail que j'ai pas passé de test psychologique dans un couloir, aussi étroit soit-il figure-toi.
- C'est parce que pour le test pancréatique, t'as déjà donné.
- Quoi?
- Oh, fais pas l'enfant, je t'ai vu à poil dans la chambre d'amis.
- Merde! Alors raconte ce qui s'est passé, vite!
- Hé! Calme toi, de quoi tu parles?
- De quoi j'avais l'air?
- Euh... Défoncé, et bien défoncé à vue de nez. Genre évanoui, tu vois. Il y avait la veste d'une copine à récupérer, et bon, je dis ça mais tu vaux mieux que de te faire tripoter par tes potes, complète-t-elle en suivant du regard le dessin de mes pectoraux.
- QUOI?
- Le délire prison, j'imagine, comme si ça faisait pousser la virilité. Chris sortait de la chambre avec un sourire satisfait quand on est rentrées, et tu étais là, tout nu, sur la veste en question. Alors on t'as soulevé et on a récupéré la veste, voilà.
- Vous m'avez soulevé?
- Ben oui. T'es pas si lourd que ça, à deux...
- Je me souviens de rien.
- Le coup classique. Je te plais?
- Qu'est-ce que tu veux dire?
- C'est pas compliqué, je te plais ou non?
- Euh, oui, mais c'est pas la question.
- Si c'est la question. Le mec tombe sur une fille qui lui tape dans l'œil, il commence à envisager les trucs qu'il a fait sous un autre angle et se dit qu'il va pas tarder à regretter, tout ça parce que la fille est en train de lui glisser sous les doigts. Comme je disais, le coup classique. La seule question c'est : es-tu un mec comme celui-là?
- Non. Je te dis que je ne me souviens de rien, voilà la vérité. Je me suis réveillé là sans même me souvenir que je me suis endormi.

Son regard s'était fait suspicieux, je voyais qu'elle soumettait au doute critique le moindre souffle qui sortait de mes lèvres. Au point du souffle, l'expérience nous apprend que sans faute la fille est intéressée.

- T'es pas mal compliquée, comme fille. Je voudrais bien te raconter une histoire mais quelque chose me dis que je saurais pas m'en sortir.
- Voilà qui me semble plutôt négatif, comme point de départ. Les mains dans les poches, la voix un peu éraillée, c'est bizarre que t'ai pas confiance en toi mon gars. Tu ferais tomber n'importe quelle donzelle.
- C'est gentil, mais je me souviens vraiment de rien.
- Tu saurais comment embrasser une femme, non?
Son regard et l'humidité de ses lèvres ont achevé de me convaincre. Et sa main sur mon ventre, négligemment posée là à un détour de la conversation.
- Qu'est-ce que tu fais, dans la vie? murmura-t-elle près de mon oreille alors que ma bouche cherchait son cou.
- Chasseur de trésors.
- Vraiment?

Il était temps de le savoir. Il était temps de tout savoir, et de limiter l'avancée de cette foutue zone blanche dans ma mémoire avant qu'elle n'effrite le reste. Le plus étrange étant que le prénom dont je me souvenais appartenait à une fille dont je ne reconnaîtrais pas le visage. Était-ce bien sûr? J'avais partagé une bière avec Dale Joinok. En fin de compte, ce n'était peut-être pas lui : il y avait quelqu'un derrière les platines. Ça pouvait être quelqu'un que j'aurais pris pour Dale Joinok. Ouais. Entre l'amnésie et cette fête, il se peut que je sois devenu complètement cinglé.

- Je l'ai rêvé pendant une éclipse de lune, et le monde me l'offre sur un plateau d'argent...
- Pardon?

Et ses lèvres closent les miennes, moitié française et moitié scandinave elle glisse sa langue entre mes dents, c'est chaud et doux, je ferme les yeux, et il y a peut-être une part de moi qui espère que le phénomène de tout à l'heure se reproduise, mais à l'envers.

Plus tard dans une frange de l'espace-temps, quelqu'un note à toute allure des phrases sur une nappe de papier déchirée. Il retranscrit les diagrammes et les schémas qu'il lit dans sa tête, les assemble comme des dominos ou des Legos théoriques, les combine et les calcule comme autant de pièces d'une vérité qu'il met à jour au fur et à mesure. Saul est un homme pragmatique, fidèle à lui-même mais doté d'une intense capacité d'abstraction, ce qui n'était pas le moindre de ses paradoxes. Quand je l'ai quitté, il retranscrivait les notes qu'il lisait dans l'atmosphère comme une rose poussée du béton pour atterrir dans une baignoire, les radicelles plongées dans l'eau épaisse des concepts et des métaphores et la tête dressée vers les étoiles, à la verticale du temps.
Pour l'heure, assis à une table de cuisine vert olive, posé entre une bouteille de sauce tomate et un bouquet de violettes, il soutenait que si personne n'y prenait garde la fête pouvait très bien se terminer par un désastre, les yeux clos surplombant une pose pré-chrétienne, la main raphaélite et le menton volontaire par dessus une théorie de papiers gribouillés et de crayons usés.
Il n'avait pas achevé un portrait au fusain d'une des filles qui errait par-là, un verre de vin à la main et les cheveux défaits.
Sur le dessin, affublée d'un chapeau provençal et d'une mine acerbe, elle ressemblait plus à un bosquet distrait de tracés enchevêtrés qu'au truc vivant qui hésitait entre se resservir ou piocher dans le bol de chips. Justement, précisait Saul dans un coin de sa tête bien pleine, il n'y a pas grand chose de plus à retirer de ce dessin, la marque du choix potentiel, quand la vie ne sait pas si elle doit perpétuer son bagage ou le renier d'un bloc au profit d'un pétale de pomme de terre vraisemblablement importé d'un pays en voie de développement. A croire que cela pouvait remettre en cause deux siècles de philosophie allemande, et cinq décennies de divertissement de masse. Le problème de la culture c'est qu'elle se métamorphose sans cesse, laissant en jachère la terre du savoir qui ne féconde plus les fruits de la sagesse. Il ne pensait à rien d'autre, dans la profusion des corps autour de lui, malgré le silence en bulle close naissant de son crâne, malgré les mots qui s'envolaient toujours des bouches fermées, malgré toutes les phrases qu'il pouvait noter de peur qu'elles ne s'évaporent dans le néant. Saul nourrissait une forme secrète de pessimisme qu'il gardait chevillée au sang. Je le connaissais depuis toujours et je ne le comprenais pas. J'avais peur de ne jamais le comprendre.

- C'est fatiguant, tout ça. J'ai encaissé plus que ma dose, et j'ai beau agiter les doigts, j'ai toujours des fourmis qui se baladent dans les os.
- Essaie la caïpirinha, ils la coupent au bourbon. Dans deux heures, t'auras oublié le prénom de ta mère.
- La pauvre. Laisse la en dehors de tout ça. Et j'aime pas le whisky.
- C'est du bourbon.
- C'est pareil. La dernière fois, j'ai vu des chanteurs de rock se faire engrosser par des dromadaires femelles dans une marina de Miami. Bon, il était coupé au LSD et aux amphétamines, mais...
- Quel groupe?
- J'en sais rien. Peut-être bien des anglais. Ou des californiens bourrés. Ou des slovaques d'origine saxonne. Qu'est-ce que j'en sais? 

Ça pouvait aussi bien être les Killers que Wilco, quoi. Un des mecs avait un flingue en plastique moulé et il se croyait dans un live de Counter Strike, il tirait des billes dans tous les sens en braillant des publicités japonaises.

J'ai eu l'intuition d'un grand changement imminent, et quelque chose me disait que je pouvais en être la cause. Comme dans cette histoire du boxeur qui n'attend que l'ouverture pour déclencher son direct du droit dévastateur. J'étais aux aguets sans en connaître la cause.
Saul décrivait sur la nappe les schémas qui occupaient le premier plan de mon cinéma mental. Il avait la délicatesse de ne pas me demander de les identifier.
On perdait tous la boule. De quoi se noyer dans le reflet du reflet de la lune sur l'étang.
Ma main serrait toujours celle de la fille que je venais d'embrasser. Sans mot dire, elle m'avait suivi dans la cuisine, les yeux dans le vague, je me demandais si elle avait envie de j'aille lui chercher un verre mais une simple pression de ses doigts m'en a dissuadé. Elle m'a arraché à la fascination du corps courbé de Saul sur ses graphes inconstants pour m'entraîner dehors.

Il faisait à peine plus jour qu'auparavant. Je commençais à être fatigué de tout cela, de ces mascarades énervées, des lamentos éthyliques étirés du matin au soir au cœur d'une fête qui n'avait plus de sens. Je n'avais pas plus envie de m’asseoir que de boire une autre margarita, je voulais qu'on me rende mon pantalon, mes souvenirs et mes amis. Saul étant plongé dans les affres de l'introspection stérile qui précède une gueule de bois carabinée, je devais mettre la main sur Aubade et apprendre peut-être le prénom de celle qui tenait la mienne. La joueuse d'échecs.

Celle qui professait une solitude minérale et qui embrassait avec la délectation du dernier baiser.
Ariane guidant Thésée à travers les couloirs sombres et humides du labyrinthe de son père.
Lorsque j'étais haut comme six pommes, c'était le bruit du trafic dans la rue qui me réveillait tous les matins, le sursaut d'après un coup de klaxon trop bref et strident pour s'harmoniser avec la trame de mes rêves. C'était un son identique que j'attendais, le spasme réflexe de la sortie de sommeil, aux aguets, l'esprit immédiatement clair et les mains serrées pour parer à tout ce qui pourrait arriver. Foin de psychologie, j'avais toujours été un garçon nerveux et sec, un arc tendu contre le monde, et j'aimais cet état, j'aimais cette urgence froide courue dans mes nerfs. Puis je l'avais abandonnée cette urgence, au profit d'un décalage imperceptible de l'extérieur, j'avais troqué mes nerfs contre l'illusion du contrôle qui faisait de moi un être contaminé comme les autres, soumis à la chape globale des signes et des mèmes, des codes et des référents partagés. Là, parmi les autres, les yeux grand fermés sur la peau de tambour tendue entre les choses et les êtres, j'attendais en silence que résonne une note que je serais le seul à entendre – j'étais l'attente et ses synonymes, l'expectative et le regret secret des instants volés à l'aile du temps. Mon regard frôlant les événements sans les toucher, j'étais rendu à la tristesse primitive. Dante écrivit au fronton de son Enfer qu'en entrant ici, il fallait perdre tout espoir. Conseil amical ou constat d'airain? Il n'y avait ici rien qui se rapproche de l'iconographie établie des cercles de cette villégiature réputée, quoique certains spécimens d'humanité réunis là puissent prétendre à sa magistrature.
Et pourquoi la plupart des gens erraient comme s'ils avaient eux aussi perdu quelque chose? Autant pour l'originalité de mes démarches. Je me demandais si je n'avais d'autre choix que de m'agripper convulsivement à la main de ma compagne.
Je déraillais complètement.

[Fin de la seconde partie ...]

*Citation de Louis-Ferdinand Céline dans l'Église, reprise en exergue de la Nausée par Jean-Paul Sartre

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