Le thème du vampire est quelque chose d'assez en vogue en ce moment. Entre Twilight, True Blood, ou les plus anciens récits d'Anne Rice, cette figure qui traverse les âges est devenue un vrai phénomène de mode. Voici notre version de la chose, avec la pointe de désespoir et de romantisme sans lesquelles il ne serait nul shaggisme.
Les premiers rayons d’un soleil flamboyant s’élèvent à peine au dessus de ma ligne d’horizon mais, déjà, je suis prêt à partir. Comme l'innombrable foule de mes semblables, je rentre dans la danse, je suis le troupeau. Le trafic, les embouteillages, le travail. C'est un jour comme un autre sur la planète Terre. Des gens naissent, des gens meurent. Depuis des années maintenant, mon cœur est mort et mon âme s'est résignée. D'ailleurs, cela fait bien longtemps que je n'ai plus de nouvelles d'Elle. J'y repense alors que ma voiture peine à se frayer un chemin dans cet imbroglio de métal et de méthane. Maintenant, je n'y fais plus attention, la poésie est une étrange bête que j'ai renoncé à sauver il y a trop longtemps déjà. Oui, j'y repense. Je repense à elle qui faisait encore battre ce vieux coeur malade sur un rythme emprunt de douceur et de joie. La poésie ... oui, c'est elle qui me l'a enseigné, à sa manière.
Un klaxon puis deux. Je ne
roule pas assez vite pour les autres. C'est que je pense ... Cela m'arrive
encore parfois. Je repense à ce passé chéri, ce temps où je me sentais encore
vivant et où la vie avait ce petit goût acidulé et délicieusement entêtant. Je
me gare et m'engouffre dans l'immeuble. Je suis juste à l'heure, comme à
l'accoutumée. Le patron ne sera pas en colère. Et puis, de toute façon, je m'en
fiche, de ça comme du reste. Alors que la grande cage de métal s'ébranle et
commence son ascension vers les étages supérieurs, ma nostalgie sévit. Je nous
revois, jeunes adultes, en train de nous faire nos improbables promesses, aussi
folles que magiques, empruntes de cette naïveté touchante de ceux qui croient
encore que le merveilleux est une composante du monde dans lequel on vit. Ding,
la porte s'ouvre et me tire doucement de ma rêverie, me voici arrivé, il va me
falloir gagner ma pitance maintenant. Le train-train de la routine semble une
chaîne infinie qui m’entrave et où chaque heure est un maillon qui refuse de
céder pour de me rendre ma liberté. Et puis, de toute façon, à quoi bon ? Je ne
suis plus libre depuis que j'ai cessé de croire à la magie du monde. Je trime,
je fais des choses sans intérêt, je travaille. Que pourrait-il y avoir de plus
juste et de plus normal ? C’est ce que font tous les autres alors pourquoi pas
moi ? Le soir, je rentre, reprenant mon véhicule en même temps que tous
ces gens, coincés avec moi dans cette grande farandole de boites de conserve
sur roues et de pollution. Pensent-ils encore à leur enfance tous ces gens ?
Ont-ils encore des souvenirs de la magie qui anime le monde ? Celle que nous
voyions quand nous étions enfants ? Quand tout semblait possible ? Où
que j'aille, il me semble être seul à pouvoir encore m'en souvenir.
Le soir n'est pas pressé
et laisse à l'après midi le temps de s'attarder encore un peu au dessus de nos
têtes. C'est l'été et il fait encore jour lorsque je rentre au domicile
conjugal. Ma femme est déjà là. Je devine en entrant qu'elle a nourrit le chat
: il n'est pas venu se frotter contre moi pour avoir son repas. Il viendra plus
tard, je sais qu'il aime à se prélasser sur mes genoux lorsque je vais me
mettre devant la télévision.
Elle arrive, elle vient se
blottir contre moi. Etreinte monotone ayant déjà capitulé devant l'interminable
succession des jours et des nuits. Nous sommes deux, nous sommes encore jeunes
mais nous sommes déjà usés. Un amour raisonnable et pratique. Un seul loyer, un
seul lit, un seul chat à nourrir et le dîner à faire un jour sur deux ; oui,
c'est pratique quand on y pense. Je l'embrasse brièvement et elle ne manifeste aucune
envie de prolonger notre étreinte. Nous nous séparons. Elle retourne à son
bureau tandis que je m'achemine vers notre petite cuisine. L'air de rien, le
nez fourré dans un dossier, elle me lance d'un ton monocorde au travers la
maison "Chéri, tu ne penses pas que cette maison est un peu vide ?"
Je m'arrête. Bien sûr que
cette maison est vide. Elle manque de vie, elle manque de magie. Deux corps
l'habitent, mais à nous deux nous ne parvenons même pas à vivre, nous survivons
sans même en avoir pleinement conscience, trompant le temps avec toutes sortes
d'activités socialement construites, ne faisant, en définitive, qu'attendre la
mort en reproduisant, par mimétisme forcené, les moindres faits et gestes du
troupeau. Mes songes reviennent. Je repense à cette joie que je pouvais avoir,
il n'y a pas si longtemps, rien qu'à la simple idée de me lever le matin et de
me dire "Tu es vivant". Aujourd'hui, je suis survivant ... Sans y
prêter plus attention, je réponds un vague "oui" à ma femme, je sais
ce qu'elle veut mais je ne souhaite pas en parler. Je ne souhaite pas être un
meurtrier. Donner la vie dans une telle monotonie et dans une telle absence de
vie, de joie et de bonheur ; c'est pour moi le pire des crimes. Pendant
que je cuisine, mes pensées reprennent leur cours. Je songe ...
Que j'étais heureux alors,
heureux même lorsque je souffrais. J'étais un éternel amoureux de la vie et je
jouissais de chaque seconde passée à exister. Aujourd'hui, alors que mon steak
menace de cramer, je ne suis pas plus amoureux de ma femme que de celle du
voisin et pour ce qui est de jouir de la vie ... c'est une fois par semaine et
à grands renforts de mise en scène et de comédie. D'ailleurs, je la soupçonne
de vouloir m'y contraindre ce soir aussi. Trop vide ... trop peu d’envie. Je
soupire et je retourne la viande dans la poêle. Elle n'a pas surenchérit mais
je sens qu'elle n'en est pas loin.
Elle entre dans la cuisine
et allume la lumière. C'est vrai qu'il commence à faire sombre : la nuit tombe.
Je ne m'en étais même pas aperçut tant j'étais absorbé par mes considérations
morbides et passéistes. Car, bien que je passe mon temps à rêver à un temps
révolu, je sais appartenir à un présent, terne mais réel ; et je vois bien
que cette obsession qui est la mienne n’est pas très saine. Mais à tout
prendre, elle me semble plus heureuse que la vie que je peux mener
actuellement. Elle feint l'appétit sexuel et vient se frotter contre moi, tout
comme le faisaient les deux hippopotames en rut que j'ai vu hier soir sur Arte.
L'image me fait sourire. Elle prend le sourire pour une réponse positive à ses
avances et poursuit le processus menant aux préliminaires. Je n'ai pas envie,
pas ce soir, pas cette semaine, pas dans cette non-vie. A quoi cela rimerait
puisqu'au fond de moi ça ne me réjouit même pas ? Mais ne pas me laisser faire
et devoir ensuite me justifier m'épuise rien que d'y penser. J'hésite à oublier
d'éteindre le feu sous la casserole afin d’avoir une bonne excuse pour me
soustraire à ses assauts répétés ; mais comme j'ai faim, je vais au moins
épargner notre repas.
Elle m'ôte mon tablier de
cuisine, celui là même qu'elle m'avait offert un an auparavant et sur lequel on
peut lire en lettres roses ornées de paillettes "Je suis affamé(e) de
toi" et commence à déboutonner ma chemise. Négligemment, je défais les
boutons de sa jupe et passe mes mains sous l'étoffe de ses habits. Le contact
de nos peaux ne me fait même plus frissonner et, tandis que, machinalement, je
continue de l'effeuiller, j'ironise au fond de moi en me disant qu'après tout,
un peu de sexe me donnera le temps de me remémorer la magie de mon passé. Nos
préliminaires continuent. Je me demande combien de personnes sont dans la même
position que nous ... Je n'en ai pas la moindre idée. Je suppose que bien des
couples blasés comme nous doivent nous imiter, à moins que ça ne soit nous
qui les imitions. Dans le même temps, je sais que des milliers d'enfants
meurent de faim, que des réfugiés sont abattus, que des tyrans sévissent et que
le monde va mal. Et pourtant, ma sanguinité semble bien se porter. Si mon
caleçon avait été de bronze, on eut pu entendre sonner les cloches. Le corps
des hommes est vraiment une machine désolante. On peut être totalement
ailleurs, ne pas en avoir réellement envie, il suffit qu'une main vienne nous
chatouiller un peu et hop, on dresse le chapiteau.
Après tout, ce n'est pas
plus mal, je n'ai pas à y penser au moins...
Sa bouche sur ma peau ; le
soleil de ma jeunesse. Elle monte au dessus ; je repense à tous les projets que
j'avais. Un "Tu m'aimes ?" un peu essoufflé ; je me revois répondre
oui lorsqu'Elle m'avait demandé si je croyais aux anges. D'ailleurs, Elle,
l’ange de ma jeunesse, elle m'a laissé, elle est partie du jour au lendemain
sans laisser de traces ... Et la vie a suivit son cours. Je me suis marié et maintenant,
je tente de faire jouir ma femme en repensant à une fille que j'ai connue dans
ma jeunesse et avec qui j'aimais parler de tout et de rien. On pourrait croire
que c'est dur de faire deux choses si différentes en même temps mais au fond,
ce n'est qu'une question d'entraînement. Elle gémit, son corps se contracte
sous le mien et ses petites mains viennent me presser fort contre sa poitrine.
Lui ai-je donné du plaisir ou est-elle en train de me le faire croire ? Je sais
qu'elle m'aime bien, moi aussi au fond, sinon je n'aurais pas dit ce fameux
"oui, je le veux". Sans doute ne veut-elle pas me faire de peine.
Mais, serais-je réellement peiné de me rendre compte que je ne lui donne pas de
plaisir alors que je suis en pensées à des années lumières de la cuisine qui
sert de théâtre à nos ébats ?
Elle quitte la pièce après
m'avoir embrassé, elle sort fumer sa cigarette de "l'après". Je
reste, seul et nu, à remplir mon assiette dans cette cuisine. La scène m'amuse,
j'aime le goût amer du cynisme. Après tout, c'est le seul goût que je trouve
encore à la vie ...
Mon cerveau est encore
plein de neurotransmetteurs, endorphine, et mes pensées dansent dans mon esprit
d'autant plus facilement. Je suis perdu dans les volutes de ces doux songes
lorsque je vois une silhouette qui semble me fixer derrière la vitre. Attablé
et nu que je suis, elle a de quoi sourire. Ce que je ne comprends pas, c'est
pourquoi ma femme est allée me contempler depuis le jardin. La porte claque,
quelqu'un vient de rentrer dans la maison et pourtant la silhouette est
toujours en face de moi.
"Tu es mignon tiens,
à manger nu comme un ver. Dis, amour, tu ne voudrais pas un enfant ?"
Elle vient se blottir
contre moi. Ainsi, notre acte sexuel était une manière de détourner mon
attention pour mieux me demander cela par la suite. Un instant, si ma femme est
la personne qui vient de franchir la porte de chez moi, qui était celle qui
m'observait il y a un instant ?
Ma peau se tend, mes poils
se hérissent soudainement. La chair de poule me vient, assortie d'un formidable
frisson glacé qui me remonte la colonne vertébrale, partant de l'échine jusqu'à
la nuque.
Je ne réponds pas à ma
femme mais ne lui fait pas part non plus de mon effroi. Elle a remarqué la
réaction de mon corps mais n'en connaît pas la cause.
"Cette idée t'effraie
donc à ce point pour que tu en frisonnes ainsi ?"
Je bafouille un vague
"C'est pas ça … en fait … " puis, renonçant, je met un morceau de
viande dans ma bouche alors que mes yeux viennent se reposer sur la vitre en
face de moi, cherchant à percer l'obscurité de la nuit afin d'y trouver cette
étrange personne.
Le repas se poursuit sans
encombre, nous parlons de travail et de bébés. En réalité, mon cerveau est en
ébullition. Je cherche, je pense. Qui cela pouvait-il bien être ? Pourquoi
cette personne a-t-elle sourit ? Est-ce un voleur ? Non, il ne se serait pas
laissé voir. Je ne trouve pas d'explication rationnelle, logique et ça me
plait. Pour la première fois depuis bien longtemps, je me sens en vie : il
vient de se passer quelque chose que je ne m'explique pas. Elle va se doucher,
je prétends avoir encore du travail et, alors que l'eau se met à couler dans la
salle de bain je m'habille, sans toutefois me presser et je sors. Sans doute
avais-je deviné, sans doute l'avais-je reconnue, inconsciemment alors … Les
premiers habits qui me tombèrent sous la main étaient une grande chemise
blanche, très ample et sans col ainsi qu'un pantalon noir, en toile, également
assez ample. Vêtu de la sorte, je sors de chez moi sans bruit en ayant bien
pris soin de laisser la lumière du bureau allumée de telle sorte que ma femme
croie que je suis encore dedans. Je la connais depuis longtemps et je fais le
pari qu'elle ne viendra pas m'y chercher tout de suite. Elle va sans doute
aller bouquiner un peu et puis, lorsque l'envie d'avoir une discussion avec moi
sur un enfant se fera insoutenable, elle viendra me trouver. Mais d'ici là,
j'aurais pu satisfaire ma curiosité concernant cette étrange visite nocturne.
Mes pas me mènent
directement en face de la cuisine. A la lueur de la lune, je peux distinguer
deux empruntes dans la terre du jardin. Elles ne sont pas très grandes, pas
très profondes. Une femme ? Un enfant ? Non, pas un enfant, la silhouette était
plus grande que celle d'un jeune freluquet. Je réfléchis un instant puis,
soudainement, une chose m'apparaît. Je regarde les traces et mon regard est
attiré par l'ombre d'un grand cèdre qui vient se terminer juste sur l'une des
deux empruntes. Elle est bleutée. Je lève alors les yeux, des yeux assoiffés de
vie et de magie, vers la source de la lumière. La lune. Elle est pleine et
ronde. Un spectacle courant mais qui, ce soir, prend une nouvelle dimension. Ce
soir, j'ai envie de croire aux mystères et aux choses improbables. Ce soir,
j'ai envie de penser que le merveilleux côtoie la réalité tous les jours. Ce
soir, j'ai soif de vie et de poésie. Ce soir, j'ai cru la voir, Elle …
Je regarde la lune, comme
absorbé par sa forme, subjugué par sa luminosité, amouraché par sa
symbolique. Je ne sais pas combien de temps je reste dans cette position un peu
penaude à contempler l'astre de la nuit. Le temps a comme suspendu son cours.
Une douce et délicate brise s'engouffre sous ma chemise et vient jouer sur le
relief de mon corps. Je frissonne. Si cette personne n'est plus là, au moins m'aura-t-elle
permis de voir un bien beau spectacle. Non pas qu'il n'y aurait pas eu de
spectacle aussi féerique sans elle, mais tout simplement, je n'aurais pas été
capable de le voir.
Prenant conscience de ce
fait, je m'allonge dans l'herbe et je ferme les yeux. Je me concentre sur le
léger souffle de vent qui me parcourt le corps. Mes sens se réveillent peu à
peu et bientôt, je peux sentir le doux parfum des nuits d'été, un parfum chaud
et sucré. Mes doigts se mettent à parcourir le gazon, jouant avec les brins
d'herbe comme s'ils avaient étés les cheveux d'une femme. Quelle sensation
plaisante … Humant toujours plus ce délicat parfum, je dis qu'il ne me manque
plus que le goût pour que tous mes sens aient été en extase ce soir.
Et là, une goutte vient
atterrir sur mes lèvres. Pleuvrait-il ? Trop confortablement engourdit par le
réveil de mes sens, je ne cherche même pas à ouvrir mes yeux et je passe ma
langue sur mes lèvres. A mon grand étonnement, ce n'est pas de l'eau. Je me dis
que, pas de chance, une chauve souris m'a fait pipi dessus mais le goût n'est
pas acide ni écoeurant. Non, c'est un goût que je connais, j'en suis certain.
Je me concentre pour arriver à trouver lequel quand une seconde goutte tombe
sur mes lèvres.
Je ne sais pas si c'est
une coïncidence ou non. Mon esprit s'emballe. Peut être la silhouette de tout à
l'heure est en train de verser sur mes lèvres un poison mortel pour voler ma
maison. Mais … en fin de compte, mourir d'une si belle manière, en pleine
extase devant la beauté, magique, de la nature vaut sans doute mieux qu'une
mort de vieillesse. Et puis, rien ne dit qu'il ne s'agit pas d'autre chose … Je
renonce donc à comprendre et absorbe la seconde goutte comme la première. Mon
attention se reporte sur le goût dans ma bouche et j'en viens à en oublier un
peu mes autres sens. Quelques secondes s'écoulent. Une troisième goutte tombe.
Au même instant, j'identifie la saveur : C'est celle du sang. Ou presque. Mon
sang me parait moins doux que celui-ci, moins sucré, plus métallique. Du sang
coule donc dans ma bouche ?
Je reviens à mes sens.
Rien n'a changé. L'herbe titille toujours le bout de mes doigts et la brise
caresse toujours ma peau et mon cou. Pas un bruit sinon celui de la symphonie
des grillons, et ce goût dans la bouche. Je ne sais pas pourquoi je ne panique
pas. Au contraire, je suis plutôt calme et j'essaie de me représenter la scène
dans ma tête. J'ai beau chercher, je ne vois pas qui, quoi, comment, du sang
peut être versé dans ma bouche. Si quelqu'un s'était approché de moi, mes sens,
en plein éveil, l'auraient senti. Il n'y a pas d'arbre au dessus de moi, pas de
poteau électrique … Rien qui pourrait servir de support à un quelconque corps.
Ainsi donc il va falloir
que je sorte de mon état de béatitude pour comprendre d'où peuvent bien
provenir ces gouttes ? Sur le coup, je les maudis de troubler mon extase, bien
qu'elles y aient participé. J'ouvre les yeux et je sursaute. Au dessus de moi
se tient un poignet, fin et délicat. Il est à peine entaillé. De la maigre
blessure sortent les perles de vermeilles qui ont rougi mes lèvres. Du regard,
je suis l'avant bras puis le bras. Je me dis qu'au bout, je trouverai bien à
qui ce poignet appartient. Je tourne la tête et là, je l'aperçois.
Nonchalamment, sa tempe est appuyée sur son poignet et elle me regarde. Sa
longue chevelure d'or se mêle au gazon et je me rend compte qu'il y a du avoir
un moment où j'ai cessé de jouer avec l'herbe puisqu'à présent, sans même que
je m'en sois rendu compte, c'est avec sa crinière que mes doigts jouent. Son
visage est proche, si proche … Son souffle caresse ma peau, comme la brise. Sa
peau de nacre reflète la douce lumière de la lune. Elle est là, juste à côté de
moi, et elle me sourit.
Je ne sais plus quoi dire,
plus quoi faire. J'avais perdu tout espoir de la revoir et pourtant, elle est
bien là. Tout notre passé commun me submerge en un clin d'œil, toutes nos
discussions, nos rires, nos promesses …
Nos promesses …
Non … C'est impossible. Je
chasse cette pensée décidément trop peu rationnelle de ma tête et reporte son
attention sur elle. Sa main s'est posée sur ma joue, elle est si fraîche. Le
bleu de ses yeux est en parfait accord avec celui de la clarté diffuse de la
lune. Elle est si belle …
Je voudrais parler mais je
ne peux pas. Et avant que je ne puisse faire quoique ce soit, elle vient poser
ses lèvres sur les miennes, encore rouges. Mon corps entier réagit à ce
langoureux contact. La moindre de mes cellules semble parcourue par un seul et
unique message nerveux de frisson. Elle met fin au baiser et je peux voir sur ses
lèvres la marque des miennes. Je veux parler mais elle pose un doigt sur ma
bouche et me lance un regard taquin. Quittant sa position première, elle se rapproche
de moi et vient se lover dans le creux de mes bras. Elle est si fraîche …
Je pose ma tête contre la
sienne et je ferme les yeux. Son parfum … c'était son parfum que je sentais
déjà tout à l'heure, un parfum de nuit d'été. Je sens que ses mains parcourent
mon corps, se glissant sous ma chemise afin de chercher le contact charnel. Je
resserre mon étreinte autour d'elle ; elle fait de même. Nos deux corps se
frôlent sans qu'aucun mot n'ait encore été échangé entre nous.
Je m'écarte un peu d'elle,
afin de pouvoir la regarder dans les yeux, afin de pouvoir lui dire … Lui dire
quoi ? Je ne sais pas. Mais il faut que je le lui dise. Je vais pour rompre ce
silence si sensuel mais elle me porte un coup fatal : son regard si complice
m'hypnotise et je perds soudain toute envie de parler. Elle m'attire contre
elle. Sa tête vient naturellement se poser dans le creux de mon cou.
Je parviens enfin à
prononcer quelques mots.
"Tu m'as
manqué."
Elle souffle un "Toi
aussi" à mon oreille avant de se taire. Sa main danse sur ma joue et
s'amuse à redessiner tous les contours de mon visage. Elle se pose sur mon
front, descend le long de mon nez puis remonte et retrace mes sourcils. Je
m'abandonne à elle. Au bout d'un moment, sa main vient derrière ma tête tandis qu'elle
commence à m'embrasser dans le cou. Je suis à deux doigts de gémir de plaisir.
Puis, lentement, je sens qu'elle resserre encore son étreinte et qu'à ses
lèvres se sont substituées ses dents. L'émail de ses canines perce facilement
le cuir de ma peau. Je ne comprends pas, et puis après tout, qu'importe …
Alors que je sens qu'elle
aspire une première gorgée de sang, une sensation puissamment érotique s'empare
de moi. Sous elle, tout mon corps se tend et s'arc-boute pour chercher plus de
contact avec le sien. Je sens qu'elle me boit et je réalise alors ce qu'elle
est devenue.
"Tu … tu as tenu ta
promesse …"
En guise de réponse, elle
crispe légèrement son corps afin de me rapprocher d'elle. Sa force est inouïe
et elle en a une telle maîtrise. Bien qu'elle me maintienne si fermement que je
ne sois pas capable de bouger, je ne ressens aucune douleur. Elle est douce et
tendre dans ses actes et son baiser est assurément plus langoureux que violent.
Je m'engourdis peu à peu, ma vie me quitte. Je souris et passe ma main dans ses
cheveux d'or. Elle est revenue. Qu'aurais-je pu souhaiter de plus beau ?
Surtout maintenant que je sais ce qu'elle est devenue … Elle est revenue pour
moi. La lune disparaît au fur et à mesure que mes yeux se ferment. Je ne sens
déjà plus mes membres.
Le son d'un tambour se
fait entendre. Non, deux. Comme deux grosses caisses battant deux rythmes bien
distincts. Le volume augmente à chaque gorgée qu'elle boit, à chaque frisson
qui me parcourt.
Avant de sombrer, j'ai
juste le temps de me rendre compte que les rythmes convergent l'un vers l'autre
et d'entendre sa douce voix me murmurer :
"Tu entends mon amour
? Nos cœurs ne forment plus qu'un. Je t'offre l'union la plus parfaite entre
deux êtres qui s'aiment : n'avoir qu'un cœur pour deux."
Noir …
Je reste un moment dans
cet état là. Plus aucune sensation ne me parvient. Je me sens libre de toute
force, de toute contrainte. Je ne suis plus, c'est un fait. Je m'attends à ce
que ce vestige de conscience qui me permet encore de penser disparaisse d'un
instant à l'autre et alors là, je serais vraiment mort. Mes pensées
s'embrouillent je ne parviens plus à raisonner. Seule me reste son image et ses
paroles. Ainsi elle m'aimait …
Remarque, je le savais,
elle me l'a toujours dit. Elle m'aime, à sa manière. Et, ce soir, elle m'a
aimé, à sa manière également. Elle ne m'a pas brusqué, elle ne m'a rien imposé,
elle savait que j'étais pleinement consentant. Après tout, je lui en avais fait
la promesse…
Elle m'a offert la plus
belle des morts qui soit.
***
Le tambour reprend.
Il est loin.
Boum, boum. Boum, boum.
Il se rapproche.
J'ai la bouche pâteuse et
sèche. Ma gorge brûle.
Et puis, s'immisçant entre
mes lèvres, un liquide vient apaiser ma souffrance. Chaud, lourd, capiteux. Ô
que c'est bon. J'aspire un peu plus. Plus, j'en veux plus. Je m'accroche à ce
bras qui saigne et j'aspire encore d'avantage cette vie liquide. Mes entrailles
cessent de me torturer lorsque le précieux flot vermeil les atteint. Puis c'est
assez. Cette voix, c'est la sienne, la tienne. Tu es là. Je le sais. C'est toi.
Tu retires ton bras avec douceur, me repoussant délicatement. Mon corps se
remet à me faire souffrir, horriblement. J'ouvre enfin les yeux et je te vois.
Je me contorsionne de douleur et tu me prends dans tes bras. Combien de fois
ai-je souhaité pleurer de douleur dans tes bras …
Tu me murmures que tout va
bien, que je suis juste en train de mourir, que bientôt tout passera, que
bientôt nous serons réunis, enfin.
Une ultime douleur. Et
puis, cela cesse. Je suis toujours dans tes bras, tu me berces avec attention
et tu me souris. Tu es si belle … Ta manière de m'aimer est si forte …
Avec émotion, mes lèvres
s'ouvrent et je prononce alors les tout premiers mots de mon éternité :
" Je t'aime … à ma
manière. "
Marcel Shagi
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