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vendredi 22 avril 2011

Orage, amour et écriture ...

Au commencement était le verbe. Performatif. Parce qu’il est énoncé, ou écrit, il est déjà une action. Le verbe d’état n’existe pas. Au commencement était le verbe : action proférée…

Il leva la tête de son cahier. Le ciel était clairsemé de nuages épars qui étaient autant d’îlots gris sur une mer d’ocre et d’huile. Une légère brise agitait ses cheveux d’or et tandis qu’il méditait en mâchouillant le bout de son crayon, il observait d’un air absent son environnement dans le soleil couchant.
Depuis toujours, il voulait être quelqu’un. Mais pas n’importe qui ! Lui, il voulait être un écrivain maudit. Une sorte de poète ou de grand penseur que jamais personne ne reconnaîtrait de son vivant mais qui ferait un malheur une fois passé de l’autre côté du Léthée. Comme un Van Gogh. Et, jusqu’à présent, force était de constater qu’il y était bien arrivé. A toujours s’isoler, à se casser la vue sur de vieux manuscrits baroques à longueur de jour –et de nuit-, à fuir comme la peste ses semblables et à constamment adopter un air mystérieux et supérieur quand il ne pouvait les éviter ; il s’était créé un personnage qui collait parfaitement avec la première partie de son idéal de vie. A savoir : un écrivai(llo)n non reconnu par ses contemporains.
Au commencement était le verbe. Son verbe à lui, c’était « exhausser ». D’abord parce qu’il voyait dans l’art, et plus particulièrement dans la littérature, une voie intermédiaire entre la vie et le rêve pur. Une sorte de compromis, de rêve éveillé et qui, par le biais de la catharsis –il l’avait appris au lycée et s’en gaussait sans arrêt depuis-, permettait, justement, d’exhausser les souhaits de chacun, d’une certaine manière. Car il y a toujours un livre, un livre qui exprime ce que l’on ressent, un livre dans lequel le héros fait ce que l’on rêverait de faire, vit ce que l’on n’oserait pas rêver de réaliser. Et puis, l’écriture, c’était aussi un moyen pour lui d’atteindre les sommets, plus tard, de laisser une trace dans l’histoire de l’humanité. Bref, de s’exhausser au dessus du troupeau bêlant.  
 Avec les années et les lectures, son rêve n’avait que peu évolué. Au contraire. A la lecture de Hugo, de Verlaine, de Barthes et des autres, il n’avait plus eu qu’une seule envie : les rejoindre, là haut, dans le panthéon des artistes et penseurs de la langue. Seulement voilà, il n’avait que cinquante-huit ans et encore toutes ses dents. Et comme il traînait avec lui un vieil atavisme catholique mal dégrossi, le suicide ne le tentait pas plus que ça. Sans compter que ça devait être douloureux cette histoire. Etre un génie, il voulait bien, mais de là à finir martyr, il y avait une marge quand même.  

- Dis, tu viens te coucher ? demanda une voix fraîche et teinté d’un soupçon de lascivité.

Et puis, il y avait cette fille. Une fille, parfaitement. Vingt-deux ans. Et encore, si elle ne s’était pas vieillie lors de leur rencontre. Cela faisait trois ans qu’elle partageait sa vie. Ou plutôt, trois ans qu’elle la chamboulait, sa vie. Car, outre la différence d’âge, ainsi que celle de tonus, Gabrielle était son exact opposé. Vive, vivante, elle « pétait le feu », comme elle aimait à le dire, et ne s’encombrait pas l’esprit de complications inutiles et malvenues. Pas prétentieuse pour deux sous, elle semblait avoir accepté le fait que sa vie serait normale, moyenne, mais semblait résolue à profiter de chaque instant, et avec le sourire. 

- J’arrive, j’arrive ; grommela-t-il dans sa barbe avant d’ajouter, d’un air grave : je dois terminer ce passage, il est crucial.

Avant qu’il ait le temps de dire ouf, Gabrielle avait jailli hors du lit, s’était ruée sur lui et lui avait piqué son bloc. Malgré les jurons étouffés et les injonctions vagues sur un ton paternel mais à qui il manquait le timbre de l’autorité, elle se mit à lire.

- C’est joli. Mais, c’est d’un creux mon chéri. Je veux dire, on dirait un exercice de style. Un « à la manière de » Barthes, même.

- Tu ne peux pas comprendre, rends-moi ça tu veux ? lança-t-il de sa chaise.

- Ah non ! Tu ne vas pas me refaire le coup du « tu ne peux pas comprendre ». Ca prend peut-être avec tes amis, ta famille, les inconnus ; mais avec moi, il faudra trouver autre chose. Parce que, quand même, j’ai beau ne pas avoir fait l’X, l’ENA ou l’ENS, mais je peux comprendre le principe de la fonction performative du langage. Et puis, je sais comment tu fonctionnes, à force. Et je connais tes mécanismes de défense. Et toi-même tu sais qu’ils ne fonctionnent pas avec moi.

Elle riait. Alors qu’il l’admonestait d’un air grincheux –et dieu sait si l’air grincheux, à cinquante-huit ans, donne des résultats peu engageants-, elle lui répondait, gentiment mais fermement et ne lui laissait même plus le luxe de se draper dans la tour d’ivoire que représentait son érudition. Et puis, quand une jeune fille qui vous cloue le bec en petite tenue, on ne discute pas.

***

Il se retourna. Blottie dans la couverture, elle s’endormait paisiblement. Il se demandait souvent pourquoi, comment. Et ce soir ne faisait pas exception à la règle. Il se leva et marcha dans l’appartement. Arrivé à son bureau, il jeta un œil aux quelques lignes sur lesquelles il s’escrimait quelques heures plus tôt. Elle n’avait pas entièrement tort, il devait l’admettre. Et pas qu’à propos de son écriture.
Dehors, les lumières de la ville se mouvaient en une farandole absurde. Il se perdit dans la contemplation du tout urbain. La pluie qui cognait à ses fenêtres, les bourrasques de vent qui faisaient danser des vagues de gouttelettes sous les lampadaires, les lumières blafardes et, parfois, dans une trouée des nuées, un éclat lunaire … C’était un de ces gros orages d’été, chaud, lourd et humide. Il se sentait ne faire qu’un avec son environnement. Observateur aguerri, il pensait pouvoir en saisir les subtilités, la beauté cachée. Soudain inspiré par sa méditation il saisit quelques feuilles volantes d’une main fébrile, s’assit à même le sol devant sa baie vitrée et se mit à composer. Ce soir, il allait faire comme elle. Il allait se laisser absorber par l’instant, par la jeunesse, par l’insouciance. Du vers libre …

Elle s’approcha à pas feutrés. Elle aimait à l’espionner dans son travail. Quelque chose dans sa concentration, dans l’amour, dans l’ardeur qu’il mettait à l’ouvrage l’inspirait, la passionnait. Elle resta là, à moitié nue, à le regarder écrire, raturer, compter les syllabes puis se reprendre. Elle souriait. Soudain, elle s’élança.

- Alors, tu ne dors pas ?

- Non. Je n’arrivais pas à m’endormir, arriva-t-il a articuler entre deux vers.

- Alors tu écris, c’est ça ?

- Hum …

- Et tu écris sur quoi ?

- La pluie, les luminaires, l’odeur de macadam humide, lâcha-t-il sans lui accorder plus d’attention que cela. La ville quoi, finit-t-il par conclure d’un air lointain.

- C’est amusant d’entendre ça de la part de celui qui reste bien au sec derrière sa vitre, non ?

- Je …

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Déjà, elle s’était emparé de ses feuillets et faisait mine de les lire. Bien décidé à ne pas se laisser avoir deux fois en une seule et même soirée,  il se leva, furieux, et la plaqua contre la porte vitrée sans autre forme de procès. Mais avant qu’il n’ait pu dire quoi que ce fût, elle s’était agrippé à lui, avait ouvert la fenêtre et les avait précipités tous les deux sous la pluie. Fraîcheur de son rire. Innocence de sa joie. Il perdit tout élan, toute force. Il la regardait, elle. Il sentait les effluves de goudron mouillé. Le vent foutait d’eau son visage et brouillait sa vue. Elle vint vers lui, lui vola un baiser, lui attrapa les mains et le tira à elle. Elle dansait. Elle dansait et l’entraînait avec elle, malgré lui. Il fit une ou deux passes timides puis feinta la fatigue. Il était tard, il valait mieux se coucher, argumenta-t-il. En vain. Elle continua à danser, seule, mais sans le lâcher des yeux. Chacun de ses regards était une invitation. Chacun de ses mouvements lui était dédié. Alors, il se mit lui aussi à danser. Avec gène et maladresse au début. Et puis, il se dérida et se laissa aller. Dans la pluie, ils dansaient. Et sous la pluie, l’encre des feuillets coulait …

Marcel Shagi 

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