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vendredi 10 décembre 2010

Ainsi parlait De la Croix ...

Chuchotement indistinct, brouhaha incertain, dans les ténèbres on papote, on échange, on attend. Noir … Puis soudain, la lumière, zénithale. Elle pleut des projecteurs et rougeoie sur le rideau. Le brouillard bavard se lève et laisse place à un profond silence, un silence de mort, pour ainsi dire. Trois coups sont frappés, c’est le signal, la pièce peut commencer. Froufroutements du velours volant, il découvre dans sa fuite un bel intérieur, appartement haussmannien, très cossu. Quelques figurants, boniches, sages-femmes, parents, médecins et un personnage principal, Angèle. Celle-ci vient de naître. La liesse est sur tous les visages, la mise au monde s’est bien déroulée, il n’y a pas eu de complications. Le Baron De La Croix et sa femme sont heureux. Quelques répliques, de grands sourires, les acteurs enfilent leurs rôles comme des gants, ils leur vont à ravir.

Le Baron est un parvenu. Tout gentilhomme qu’il est, il n’a aucun talent, aucun mérite. Son plus grand acte de bravoure a été de se décrocher la mâchoire lors de sa naissance afin de pouvoir accueillir dans sa cavité buccale l’imposante cuiller en or massif que lui tendaient ses parents. Il naquit en 1865, héritier unique d’une grande et longue lignée de bourgeois. A vingt ans, son père, à la tête d’un véritable empire financier, décida qu’il était temps de le marier. Et quel meilleur parti qu’une bonne famille de la haute aristocratie française, elle-même sur le déclin depuis 1789 et plus que jamais en ces temps troubles de ministères opportunistes et ouvertement anticléricaux ? Les noces, pompeuses plus que somptueuses, furent célébrées en l’an de grâce 1885, alors que s’achevait la vague de réformes de l’école de la République. C’est ce jour là que le Baron acquit son titre, en épousant la sémillante Baronne De la Croix. Inodore, incolore, imberbe et flasque, le Baron était un gentil. Il se contentait de suivre, de loin, la manière dont ses conseillers géraient sa fortune et vivait de ses rentes, dans le plus simple luxe qui soit. C’est qu’avec le temps, sa cuiller avait accouché de tout un service de table, et du set de rechange encore ! Et dire que les radicaux, comme les communards avant eux, souhaitaient instaurer un impôt sur le revenu ! La perte des valeurs, soupirait-il parfois, sans jamais oser élever la voix de peur qu’on ne l’entende. Etre sans saveur, il n’était pas incommodant mais quelque peu bêta, il s’émerveillait facilement. C’est grâce à cela que lui et sa baronne de femme purent vivre en parfaite harmonie, s’aimant presque, mais pas entièrement –il ne fallait pas être inconvenant, les sentiments, c’est pour les pauvres.


Donc, en ce jour de fête, le 16 octobre 1890, le Baron était et est toujours un parvenu, un monsieur tout gentil, tout innocent et qui vient d’avoir un enfant. Une enfant, même. Angèle est son prénom, Angèle Gertrude Marie-Astrid Du Bailli Du Mont De la Croix, tout un programme. Derrière son monocle de lynx, l’œil de taupe du mignon baron fixe intensément sa progéniture. C’est qu’il l’aime, ce petit bout de chair informe et grognard, cette pustule vivante issue des entrailles de sa chère femme ; femme qui décidemment, lui aura tout donné, sauf son double service en or massif. Tu le vois bien, hypocrite spectateur, mon frère, que cet homme n’est rien de plus que ce qu’il laisse à voir de lui. Ses gestes manquent de grâce, il a l’air d’un fat dans sa redingote mal ajustée, il ne sait pas faire seul son nœud de cravate, tout en lui sent le bourgeois, le parvenu. Je crois que c’est ce qui plaît à la Baronne : avec un tel mari, elle a les mains libres. Et puis, il faut bien le dire : il est adorable cet homme, un vrai mari de compagnie ! Finalement, elle, la grande et filiforme fille de la noblesse de France ; elle, la très distinguée et très raffinée ; elle, dont l’intelligence n’avait d’égale que sa beauté –à cela près qu’elle ne flétrirait pas avec les années, l’intelligence- ; elle avait trouvé le parfait parti. Un homme aimable, aimant à l’occasion, riche à en faire pâlir Crésus, malléable et un peu simple dans sa réflexion, l’homme idéal somme toute ; dans ce temps comme dans les autres !

Depuis ce jour, Angèle est le centre de gravité de la demeure. Son père n’a d’yeux que pour elle, tandis que sa mère la considère comme son plus beau diadème, celui dont on se pare avec la vanité d’un pan lorsqu’on sort dans le monde. Elle grandit rapidement, et harmonieusement, tout en beauté et finesse. La Baronne veille à ce qu’elle reçoive la meilleure éducation. Le Baron fait tout pour satisfaire ces moindres désirs, ainsi que ceux du très jeune Stanislas Philippe Auguste Adolfe De la Croix, cadet chéri de la famille. La parentalité baronnesque était tombée d’accord sur le prénom de Stanislas, mais les débats concernant les second, troisièmes et quatrièmes prénoms avaient étés houleux. La mère tenait à Philippe Auguste, car cela flattait ses penchants restaurationnistes. Le père n’avait pas de préférence, mais, issu de la bourgeoisie que la Révolution, et les Républiques après elle, avaient tant aidé, il ne pouvait se résoudre à nommer son fils selon le panthéon des rois français. Aussi tonna-t-il avec toute la force de ses convictions, c'est-à-dire peu, finalement. Dans un élan d’orgueil, chant du cygne de sa virilité, il imposa le Adolfe, en référence au premier président de la République Française, un homme bon et droit en qui il fallait croire : « La République sera conservatrice ou ne sera pas ! ». La Baronne, de guerre lasse, avait accepté.

Bien que détrônée de son piédestal par cet encombrant suivant, Angèle n’en conçoit pas de jalousie. Elle chante et danse d’un bout à l’autre de la scène, sort en coulisses et revient parfois avec une friandise pour son frère chéri. Car elle l’aime, profondément, son Stanislas. Elle le dorlote et le chouchoute ostensiblement devant le baron, la baronne et les autres figurants. Née avec ce double râtelier de couverts en or dans en travers du gosier, Angèle peut être capricieuse, pour compenser. Elle ne se prive pas d’ailleurs. Elle aime à pleurer et à tromper son monde avec une mine déconfite afin d’obtenir ce qu’elle désire. Pourrie gâtée de fille d’aristocrate ? Il y a de ça, mais pas que ; cette jeune fille sait lorsqu’il faut se taire, lorsque la réclamation est déplacée, ou intolérable. Elle ne demande rien qu’elle ne sait pouvoir obtenir et se montre calme et compréhensive lorsque ses parents sont las.

A l’école, c’est une bonne élève. Elle est douée et pas prétentieuse pour un sou. Au contraire, toujours modeste, elle fait montre d’une grande maturité et aide volontiers ses petites camarades lorsqu’elles rencontrent des difficultés. Elle est la favorite des bonnes sœurs jusqu’à ses quinze ans. Mais arrivée à cet âge, tout change pour elle. Alors que les fils des amis de son père, fait nouveau pour elle, se mettent en tête de la séduire, elle reste inéluctablement attirée par l’une de ses camarades : Rosaline Huguette Lucienne Marie De la Pâte Feuilletée, ou Rosa, pour faire plus court. Rosa … rien qu’à l’évocation de son nom elle ne se sent plus de joie. Son cœur palpite dans sa poitrine et ses joues s’empourprent. Rosa … Grande et longiligne, elle a les cheveux blancs à force d’être blonds et les yeux d’un noir d’encre dans lesquels elle se perd dès qu’elle les croise. Rosa l’appelle son Ange. Ange, c’est plus simple qu’Angèle Gertrude Marie-Astrid Du Bailli Du Mont De la Croix, non ? C’est bien plus beau aussi, Ange … L’Ange de Rosa est son reflet contraire. Tout aussi grande et fine, Angèle a les yeux d’un bleu glacial tant il pâle et clair. Elle récolte dans ses coiffures les fruits d’un champ d’ondulants blés d’ébène : de magnifiques reflets d’un bleu électrique qui viennent contraster avec les éclats dorés de la chevelure de sa camarade. Le reste n’est qu’accessoires et fioritures.

Elles se promènent ensemble dans la cour de l’école lorsque Rosa la tire délicatement par la main et l’amène à l’écart. Elles sortent de cet espace ouvert, traversent le grand hall, monacal et froid comme à son habitude, et montent d’un étage. Devant la porte de l’infirmerie, elle fait mine à Angèle de s’arrêter et l’invite au silence d’un doigt sensuel posé sur ses lèvres. Elles observent. Dans l’infirmerie, deux sœurs dont les jeux font virer les joues des jeunes filles au cramoisi. Bien vite, elles se sauvent et se retrouvent dans une salle de classe vidée le temps de la sacrosainte récréation. Porte close, Rosa s’approche d’Angèle et passe sa main dans ses cheveux de jais. La jeune De la Croix proteste un peu, pour la forme, mais la rhétorique et l’arme de sa tendre aimée qui réplique que le péché originel a eu lieu entre un homme et une femme a bien vite raison de ses objections. Deux femmes ne peuvent pêcher ensemble, d’ailleurs, les sœurs en ont fourni un exemple plus que probant. Ange pendant quinze ans, elle perd ses ailes à présent.

La suite est aisée à deviner : très vite découvertes, les deux amies sont séparées, Angèle est renvoyée. Dans sa nouvelle école, trois mois ne sont pas écoulés avant qu’on ne la mette aussi dehors, pour les mêmes motifs. Pendant une année entière, elle va ainsi, d’établissement en établissement. Avec le nombre de ses expériences augmente sa confiance et s’affirment ses tendances. Maintenant, c’est elle qui entraîne l’objet de son désir dans une sombre salle. C’est elle qui prend l’initiative et qui oriente sa partenaire. Elle aime à contrôler, elle aime à éduquer. Peut être parce qu’au fond elle n’a jamais retrouvé une fille capable d’être Rosa … A la maison, c’est dramatique. La Baronne ne lui adresse plus la parole tandis que le Baron, qui, à l’inverse du vin, ne se bonifie guère avec les années, surcharge sa fille de présents. Fin psychologue, il est certain que ces penchants « contre nature » ne sont que l’expression d’un malaise latent, sans doute un sentiment d’abandon ou d’incompréhension. Fariboles et billevesées ! Le seul à la comprendre vraiment, c’est son Stanislas. Petit frère chéri, le seul homme qu’elle aime et qu’elle ait jamais aimé. Gentil comme pas deux, il la soutient et l’épaule dans ses combats. Une fois, même, alors qu’Angèle, pour avoir été une énième fois renvoyée de sa pension, avait été privée de dessert, Stanislas, après son coucher, s’était relevé pour s’en aller chaparder quelques victuailles en cuisine afin de les offrir à sa sœur, injustement punie, selon lui. Lui, il la comprend, il l’aime, tout simplement. Un amour sincère et loyal, un amour fraternel à nul autre pareil, un lien d’une puissance incommensurable, et entièrement réciproque. Les yeux de ce petit sacripant luisent d’une lueur éveillée, bienveillante et intelligente derrière ses charmantes petites lunettes. Un vrai petit gentleman, une personne entière et véritable, peut être la seule de toute la famille.

Suite à ces renvois répétitifs, la matriarche sévit. Elle décide de s’occuper elle-même de l’éducation de sa fille et dès lors supprime toutes les sorties hors du domaine, à l’exception des sorties de protocole et de celle du dimanche, pour aller à la messe. Trois ans passent ainsi. Angèle devient une belle jeune femme de 19 ans, frustrée, refoulée, ennuyée par le monde qui est le sien, maintenant devenu trop petit pour elle. Une petite boite, un écrin, pour l’empêcher de grandir, pour conserver l’essence de sa beauté d’enfant, une essence à laquelle elle a renoncé depuis longtemps… Heureusement, les De la Croix, standing oblige, savent recevoir, et le font souvent. A l’une de ces simulacres de fête, infâme soupe d’étiquette et de simagrées en tous genres, Angèle, lasse à en mourir, fait la rencontre d’une belle et enivrante jeune femme. Elle qui est privée de contact avec des filles depuis maintenant trois ans, sent soudain tout son corps et transir et brûler. Devant elle ne se tient pas une humaine mais une véritable poupée de porcelaine. Assez menue, elle est fine et son corps se meut de façon fluide. Le moindre de ses gestes est une ode à la Beauté, et ses yeux les portes d’un monde autre, plus libre, plus vaste, plus pur. Mis en valeur par un maquillage dont l’art subtil lui échappe entièrement, le regard de cette femme semble lui passer au travers. Elle la voit, et Angèle ne peut rien y faire, c’est comme ça. Ce n’est pas dans les sombres eaux d’un océan retors que Boutès aurait dû plonger, mais bel et bien dans le fond de ses prunelles …

Et aujourd’hui, à une semaine de mon vingtième anniversaire, je suis là, à vous raconter ma vie. Quel triste enchaînement de faits non ? Depuis ce bal, nous nous sommes revues, nous nous sommes connues, mais je reste toujours la même : Angèle De la Croix, fille captive et dont le destin est d’épouser un quelconque rejeton de la haute société, afin de pérenniser les affaires familiales. La belle affaire ! Alors que vous, vous … Vous êtes libre, vous voyagez, vous aimez qui bon vous semble … vous m’aimez, n’est-ce pas, *** ?

Marcel Shagi 

Pour des raisons évidentes de sécurité et afin de ne pas compromettre nos hommes sur le terrain, nous avons anonymisé l'interlocuteur d'Angèle. Nous précisons également que toute ressemblance avec des personnes ou faits réels est purement fortuite. 

2 commentaires:

  1. Ho, du Shagi, enfin.
    Merci pour cette lettro-nouvelle, c'fut un plaisir à lire.

    (Sinon j'ai plein de trucs méchants à dire. Quand même, non mais.)
    Gj, dude. Next, maintenant.

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  2. Merci Fligth', c't'un plaisir que de recevoir un compliment de ta part.

    Tu sais que je t'aime au delà de ton esprit tordu, envoie la sauce et la critique, dis tout ce qui ne va pas, I can handle it ... I guess.

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