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samedi 5 juin 2010

Sous la Lune

La lune, ronde et majestueuse, est voilée par quelques nuages capricieux. Silence. Rien ne vient troubler la tranquillité des lieux. Un homme se tient droit, éclairé par la lumière diffuse de l’astre de la nuit. Il fait penser à un acteur du cinéma muet. Impassible, il bouge avec lenteur et un calme olympien. La seule différence avec les premières années du septième art réside dans les couleurs de la scène. Bleu pâle, auréolé d’argent, noir et blanc.
Le soleil de la nuit éclaire son visage et cache ses yeux dans l’ombre de ses arcades. Cet homme est dans une plaine, déserte à perte de vue. Sa silhouette élégante se détache en ombre chinoise sur les cieux baignés de lueur lunaire.
Il est à genoux et semble parler aux étoiles dans une langue éthérée. Son habit ample souligne de manière noble le moindre de ses gestes. Une étoile s’allume. Non pas dans les cieux mais sur son visage, dans ses yeux. L’homme pleure. Une larme coule, éclairée par les rayons argentés de la lune féconde. Une étoile filante. Sa poitrine se soulève avec des soubresauts nerveux tandis que les cieux jalousent la pluie argentée qui inonde la plaine.


Quelqu’un s’approche. Une femme. Ses longs cheveux dansent une langoureuse sarabande dans son dos lorsqu’elle court. Elle aussi est un terrain de jeu pour les rayons bleutés qui tombent du ciel qui se livrent à une partie de cache cache sur son visage, grave. Enfin, après une folle course à travers l’étendue verte et luxuriante, elle arrive à ses côtés. Son souffle est court. Sans rien dire, elle vient se blottir dans le dos de celui qui parlait aux étoiles. Elle ne dit rien, ne fait rien. Leurs deux respirations se synchronisent. Lui a arrêté de pleurer et reste droit, dans une attitude de défi envers le ciel. La cascade des sombres cheveux de la femme coule comme un ruisselet d’encre sur leurs épaules collées. Et toujours le silence …

Les nuages s’effilochent comme un voile translucide tendu à l’extrême et prêt à se rompre dans les cieux. Ils ombrent la plaine au gré des vents des hautes sphères. Leurs deux silhouettes se confondent, leurs ombres aussi. Ils souffrent d’une même douleur et ils n’ont nul besoin de mots pour se comprendre. Deux âmes vibrent à l’unisson.
Un moment. Seuls les nues qui poursuivent leurs tribulations célestes témoignent du temps qui passe. Au loin, une cloche au son cristallin sonne un glas funèbre. Lentement, avec majesté et calme, l’homme se retourne. Leurs regards se cherchent dans la semi-obscurité. Ils se trouvent finalement. Lui qui a arrêté de faire couler la peine de son cœur regarde sans rien dire les larmes naissantes de sa compagne. Avec douceur, elle se niche au creux de ses bras. Tout dans son attitude témoigne d’une crainte. Est-ce la crainte du lendemain ou celle d’un tragique destin, aussi impitoyable qu’inéluctable ?
Elle relève la tête et plonge dans ses yeux. Des iris sombres comme l’ébène et qui reflètent toute la force du caractère qu’a son compagnon. Elle le regarde, longtemps, l’air suppliant. Ses lèvres bougent discrètement mais aucun mot ne sort de sa bouche délicate. Sa voix est morte en même temps que ses espoirs. Il sait ce qu’elle veut lui dire. Elle sait quelle sera sa réponse. Ils n’ont pas décidé, ils n’ont pas voulu cela mais ils doivent faire face.
Une étrange tension pèse sur la plaine. Les éléments eux-mêmes semblent s’en rendre compte et gardent une immobilité tombale et solennelle. Plus rien ne bouge. Un silence de mort. Il a le cœur serré, déchiré même ; il ne veut pas le montrer. Il serre les dents. La décence l’y oblige, l’honneur également. Joins, collés l’un contre l’autre, les larmes de la femme viennent emprunter les ruisseaux asséchés par lesquels celles de l’homme ont coulé quelques instant plus tôt.

Comment lui dire qu’elle l’aime ?

Comment lui expliquer qu’elle se fiche de ce que les autres pensent ? Elle a beau chercher, elle ne trouve pas de moyen de le lui dire. Il n’accepterait pas un tel aveu de faiblesse de sa part, même si, au fond, il est animé des mêmes désirs.
Il est temps. Décidé, l’homme se lève. Les manches de son kimono dansent dans la brise légère qui effleure la plaine comme une amante délicate câline. Dans une douce étreinte, il redresse sa compagne toujours lovée contre lui. Il doit s’en aller. Elle ne veut pas mais ne dit rien. Tout son être n’est que détresse. Son coeur se bat contre son esprit, l’un veut fondre en larmes et l’empêcher de partir, le retenir auprès d’elle, tandis que l’autre lui ordonne de rester fière, droite, et de respecter le choix de celui qu’elle aime, un choix digne et noble mais tellement lourd et injuste.
Il doit s’en aller, elle ne peut le suivre. Seul le hasard lui permettra, peut être, de le rejoindre, car il ne reviendra pas. Mais pourra-t-elle seulement le rejoindre ? Elle aimerait l’accompagner, elle ne désire même que cela. Son cœur éperdu brûle tout entier de ne pouvoir rester à ses côtés. Partir avec lui et laisser là le monde, et ses vices, et ses malheurs, ses injustices et ses pleurs. Toutefois, la bienséance et l’honneur lui imposent de rester. La rivière argentée de ses pleurs redouble de flots et coule avec langueur sur ses joues d’albâtre, échauffées par le chagrin.
A contre cœur, elle fait un pas en arrière en signe d’acceptation. Elle veut lui montrer qu’elle lui est loyale, qu’elle est digne, jusqu’au bout. Leurs deux âmes souffrent. Leurs cœurs sont à l’agonie. Leurs êtres s’éteignent. Le temps des adieux est venu. En ultime présent, preuve de son amour et de sa fidélité éternelle, elle lui offre son éventail. Avec émotion, l’homme se saisit du fragile objet. Ses mains tremblent et font bouger d’un mouvement surréaliste le faiseur de vent aux couleurs chaudes et chamarrées. Son regard exprime tout ce que les mots qu’il possède ne sauraient exprimer.
Enfin, ils se séparent. Elle repart en courant, la rage au ventre de ne pouvoir rien faire. Les larmes coulent sans discontinuer sur son visage marqué par la peine, et s’élèvent derrière elle à la manière d’une myriade de diamants volants. Il regarde la silhouette tant aimée se fondre dans les ténèbres. Bientôt les ombres l’ont engloutie. Bientôt, l’air frais de la nuit dissipe les doux embruns de son parfum entêtant et laissent place aux effluves sauvages de mère nature. Elle n’est définitivement plus là. Il a beau être fort, il a beau assumer, il n’en reste pas moins un homme, rien qu’un homme. A genoux il retombe, sous la lune immaculée. Avec lenteur et mélancolie, il se laisse aller de nouveau, avec discrétion et distinction.



Elle, elle a couru sans discontinuer, sans ralentir, sans même penser à respirer. Elle ne pense à rien d’autre qu’à lui. Dans sa course, elle chute, plusieurs fois. Sans broncher, elle se relève et poursuit sa fuite en avant dans les ténèbres envahissantes. Elle sera comme lui, fière, forte ; elle ne faiblira pas ni ne se plaindra.
Elle s’arrête enfin. Ses jambes tremblent, l’air lui manque. Elle n’en peut plus. Elle veut être courageuse, ne pas pleurer, ne pas souffrir. Mais elle est une femme, rien qu’une femme. Soudain, au pied d’un cerisier, elle cède et pleure, loin du monde et de sa cruauté, loin de l’homme qu’à jamais elle aime et qu’à jamais elle a perdu. Un torrent d’amour et de détresse dévale son visage gracile. Les larmes, aux reflets mordorés sous la lumière lunaire, viennent se briser en une multitude d’éclats de peine, sur les racines de l’arbre plusieurs fois centenaire.
Les fins pétales, d’un rose pâle et aussi délicat que le hâle de sa peau féminine, semblent êtres nés de sa douleur. Ils frémissent. Compassion végétale, portée par Eol : les fleurs s’envolent dans le silence parfait d’un paysage triste. Ses sanglots redoublent sous la lune, témoin impassible du malheur des hommes …

L’homme pose l’éventail devant lui et l’ouvre. Lorsqu’il en découvre le cœur, il s’incline et réprime de nouveaux pleurs. Sur un fond aux couleurs chaudes évoquant un paradis perdu, était gravé en lettres d’or tout l’amour qu’à jamais elle lui porterait.
La vie de l’homme défile devant lui. Il a toujours été bon, honnête et loyal. Sa seule erreur, celle qui l’a conduit ici ce soir, a été de se battre pour ses idéaux, et de perdre. Son temps est passé. Celui de son peuple également. L’honneur, l’abnégation et le don de soi ont étés promulguées valeurs passéistes et surannées. La voie de l’épée n’est plus. Il est temps pour lui de ranger son sabre, une fois pour toute. Alors qu’il offre à sa lame un fourreau éternel, sur l’éventail, un pétale de cerisier vient se poser dans une goutte de liquide vermeille…




Marcel Shagi

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