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vendredi 11 juin 2010

Prose épopée

Un soir que je discutais avec l’esprit de Baudelaire, le poète mort trop tôt me contait combien il est difficile de faire de la poésie. Et plus encore, de la prose qui soit valable. Car la prose est libre, et de cette liberté vient toute son impétuosité. Elle ne se laisse pas facilement dresser et ne supporte pas de cadre. Ce faisant, l’écrivain –ou l’écrivant que nous déterminons comme un individu scripteur mais dont la production ne peut guère prétendre au titre de Littérature au sens noble- peut se perdre, tant les possibilités qui s’offrent à lui sont grandes. Il ne dispose pas de règles métriques ou d’une contrainte rimée pour limiter ses ardeurs.
Convenons-en : toute poésie rimée et respectant une certaine métrique n’est pas bonne. Elle peut néanmoins inciter le poète en herbe à travailler sa phrase, son image, sa formule, pour la faire tenir en douze syllabes, ou penser un enjambement. Elle permet de donner à ses écrits une musicalité naturelle, de par les rimes et, lorsqu’elle est bien faite, par la rythmique interne des vers (deux fois six syllabes séparés à l’hémistiche ; ou comme le faisait Hugo, lorsqu’il « disloqu[ait] ce grand niais d’alexandrin », en trois fois quatre syllabes ; voire en cadence majeure, avec des groupes syllabiques de plus en plus longs, trois-quatre-cinq par exemple). Parce que la poésie peut se présenter sous une forme rigide, dont les codes sont déjà prédéfinis et connus de tous, elle limite, certes, la créativité débridée des écrivants, mais permet aussi de se donner un cadre propice au travail du verbe. Alors que la prose …

La prose, comme me l’expliquait le fantôme du poète maudit, alors que nous partagions une commune extase devant une cage de verre dans laquelle résidait une fée, verte ; la prose est une créature mystique contre laquelle le poète part en guerre. Armé de sa plume (« words are swords », disait l’autre), il part, tel Bellérophon, affronter la chimère de ses inspirations. Car au fond, c’est bien de cela qu’il s’agit : la prose, brute, est l’expression d’une sensibilité. Et si on la laissait telle quelle, si elle n’était que jaillissement, on obtiendrait d’un côté des textes magnifiques, textes d’écrivains ; et de l’autre une bouillie informe et noyée sous les lieux communs –introduits de la plus maladroite des manières qui plus est-, textes des écrivants.
Ainsi, et contrairement à ce que l’on pourrait –peut être- croire, la prose se travaille, comme la poésie soumise aux règles de la prosodie –notons au passage que l’ouvrage ne commence réellement que lorsque les vers contiennent le bon nombre de syllabes et qu’ils riment entre eux. Nous tombâmes en accord : le travail de la prose est plus délicat que celui de la versification, car les règles sont plus floues, plus lâches. On peut les tordre à loisir, les remodeler selon sa volonté. Et pour éviter de tomber dans la bouillie (car, somme toute, la proportion de génies est bien moindre à celle des prosateurs), il faut retravailler, mais comment ? Selon quelles normes ? Quelles règles ?

On sent poindre, en filigrane, une toute autre problématique sous ces questions : l’écriture poétique a-t-elle besoin de règles pour prétendre à la beauté ? Bien que légitime, cette piste de réflexion nous entraînerait trop loin et mériterait d’être traitée à part pour bien faire. On se contentera donc –solution de facilité- d’admettre que la beauté en poésie peut surgir dans le cri, dans le jaillissement de la plume ; mais qu’elle est, bien plus, le fruit d’un travail minutieux, ingénieux, acharné même, pour que le style épouse les images et joue avec elles afin de susciter en nous une émotion, afin de réveiller une part de notre sensibilité.

Quelles règles, donc, pour faire une bonne prose ? Si pareille interrogation n’est pas sans rappeler les titres de certaines recettes de cuisine (« comment faire un bon civet de loutre ? »), il est pratiquement impossible de la décomposer en étapes essentielles et en ingrédients clés. Une dose de sensibilité, un soupçon d’amour, ne pas craindre d’avoir la main lourde avec les images ; tout ça, c’est du charabia lorsqu’il s’agit de prose, et de littérature d’ailleurs. A cela près que dans la poésie en vers, les normes permettent d’orienter son travail. Si elle castre bien des élans lyriques de par la rigidité de ses formes, la prosodie est un fil d’Ariane qui permet au poète d’orienter les modifications qu’il apporte à son texte. Mais comme la prose, elle, ne souffre pas pareilles limites, elle laisse le poète déboussolé dans l’infinie étendue de ses images.
Tout le mérite d’un bon prosateur vient donc de sa capacité à s’imposer, seul, de bonnes règles et à travailler son style de telle manière qu’il puisse provoquer l’émotion du lecteur. Seul face à son imaginaire et à sa sensibilité, il doit se battre et conquérir à coup de plumes et de ratures un phrasé fécond et enjôleur. « La prose est donc une véritable épopée », conclut alors le poète avant de s’évaporer, ombre évanescente, dans les vapeurs…

Marcel Shagi

2 commentaires:

  1. Coïncidence amusante : cela fait maintenant quelques jours que certaines des problématiques que vous développez ici me tourmentent.

    En effet, ces temps-ci, ma prose erpine. Un véritable Enfer.

    Je publierai mon point de vue sur le sujet à l'occasion. Votre article me plait mon cher Marcel. Même s'il est évident que je n'y adhère pas totalement. Je me ferai donc un devoir de vous faire part mes critiques après avoir moi-même réfléchi sur le sujet ; puisque vous savez comme moi qu'elles constituent un plus beau présent que les éloges.

    Avec toute mon amitié,


    Arman.

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  2. Mon cher Armand, il y a longtemps que je me languis de lire ce que votre plume acerbe autant qu'habile s'était promis de répondre à se sujet. Hélas, trois fois hélas, je suis marri de voir que mes espérances restent vaines. Me ferez-vous, un jour, l'honneur d'un petit billet, afin de préciser vos affables pensées ?

    Amicalement vôtre,

    Marcel.

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